Ein Klavier Büchlein
Après avoir exploré l’oeuvre de Samuel Scheidt et Heinrich Scheidemann, élèves tous deux de l’Orfée d’Amsterdam l’illustre Sweelinck, puis le style de leur héritier Matthias Weckmann, aux côtés de Franz Tunder et Christian Ritter, c’est à la génération qui précède immédiatement Johann Sebastian Bach que ce programme s’attache. »Ein Klavier Büchlein », c’est un petit cahier imaginaire qui rassemble quelques pièces pour le clavier des grands maîtres d’Allemagne du Nord de la fin du XVIIe siècle. L’orgue, le clavicorde et le clavecin s’entremêlent dans leur jeu et leur écriture. De Nikolaus Bruhns élève de Dietrich Buxtehude, mort si jeune, à Georg Boehm que le jeune Bach rencontre, ou Johann Adam Reincken qui lui vécu presque quatre-vingts ans et traverse toute cette période, c’est l’exploration d’une génération, issue du stylus phantasticus et de l’influence française, qui va trouver sa propre voix.
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Il Canto del Caballero
La musique d’Antonio de Cabezón surgit en ce début de XVIe siècle. Jeune musicien à la cour d’Espagne, il y rencontre les polyphonistes franco-flamands réunis en la Capilla Flamenca créée par Charles Quint qui marqueront durablement son art. Il voyage avec le monarque et fait de longs séjours en Angleterre, aux Provinces Unies, en Allemagne, en Italie et en France. Il aura probablement rencontré ainsi ses pairs européens et on pourrait lire dans leurs futures compositions son influence. D’une richesse rare et d’une virtuosité sans précédent, l’oeuvre de Cabezón est un précieux éclat de la pratique du clavier à cette époque. Hernando son fils publiera ses oeuvres après sa mort. Les quelques diminutions de sa main reprennent l’art de son père. Une synthèse stylistique et idiomatique de différentes formes, genres, traditions réunies ici autour d’un clavier unique. De motets diminués en chansons profanes, de moments sérieux et graves, de projets formels complexes où son art se condense, se résume et excelle à d’autres instants suspendus, à la recherche d’une inouïe combinaison, d’un son nouveau, à ces morceaux qui tombent délicieusement dans les doigts. Des danses milanaises à la nostalgie d’une chanson vénérable, écoutons le dit digital de ce »Caballero » si singulier du clavier.
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Harmonie Universelle
Nous savons que Eustache Du Caurroy et Jehan Titelouze se rencontrèrent de leur vivant. Ils sont aussi à jamais réunis entre les lignes du grand oeuvre théorique de Marin Mersenne. Ces magnifiques hérauts de la polyphonie se répondent, se citent et s’inspirent. Ils écrivent ainsi l’une des plus belles pages de la musique pour orgue en France au temps d’Henri IV.
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Music for these distracted times
Ces mots de Thomas Tomkins résonnent encore.
Musique des temps troublés, mélancolique, étrange.
Musique des guerres de religions, de trente ans et plus.
Musique de l’île d’Angleterre où s’entremêlent Shakespeare, Byrd et Farnaby.
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Stylus Luxurians
Créer le mouvement. A un premier geste, un premier sens, une première direction, on oppose, on contrarie. Une énergie bifurquée, non linéaire, imprévisible, irrégulière. Baroque. Après les structures presque logiques, les canons et les fugues, les variations ordonnées et exhaustives de ses maîtres, Matthias Weckmann trace son chemin au gré des ruptures esthétiques, des propositions novatrices et des évènements qui marquent son époque. Musique du conflit. Entre le beau et le laid, la mesure et la démesure, la raison et la folie. Weckmann fait pour défaire. L’architecture ne se dresse que pour mieux être bousculée, corrompue et finalement effondrée.
Les gestes sont exacerbés. Le Stylus Luxurians est reconnu alors pour user d’un grand nombre de dissonances, de « figures » propres à émouvoir et qui « s’accordent autant qu’il est possible avec le texte ». Les courants religieux, réformés ou non, tentent de séduire leur auditoire par des chants moins célestes et abstraits mais plus incarnés, pour ne pas dire charnels. Une vibration qui doit éveiller les émotions des fidèles. Une rhétorique sensuelle qui ne symbolise plus le divin mais s’adresse désormais aux sentiments de l’être humain. Traduire et provoquer avec les sons l’amour mystique entre l’âme et Dieu. Weckmann se saisit dans son oeuvre de cet art déclamatoire et dépeint les passions de l’âme, ses absurdes, ses contradictions.
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Intavolatura di Cimbalo
Selon un témoignage d’Antonio Libanori, Girolamo Frescobaldi aurait fait déplacer plus de trente mille personnes lors de sa première apparition en tant qu’organiste de la Capella Giulia à la basilique St Pierre de Rome. Bien que probablement exagéré, ce témoignage révèle néanmoins l’extraordinaire renommée de cet homme à son époque. Elève de Luzzascho Luzzaschi, il est l’un des derniers représentants du faste de la cour d’Alfonso d’Este, duc de Ferrare. Au service de plusieurs grands personnages, cardinaux, ducs et princes, Frescobaldi leur dédicacera, comme c’est l’usage, les publications de son oeuvre, principalement pour clavier, qui ponctuent toute sa vie.
Les Toccate montrent une nouvelle manière d’écrire pour le clavier. Improvisations couchées sur le papier, elles se réclament d’une seconda prattica où l’on joue con affetti cantabili et l’on utilise des passagi, grands effets théâtraux de doubles croches. Le tactus s’assouplit pour mieux exprimer les sentiments. Musique dramatique qui révèle un improvisateur génial. Une écriture si nouvelle qu’il rédige une note à l’attention du futur lecteur de ses pièces sur la façon de les jouer. À l’instar de ces toccate, l’oeuvre de Frescobaldi est pleine d’expérimentations, d’inventions. Parfois même, de folie. Il hérite tout d’abord de son maître un art du contrepoint et le recueil de Ricercare est l’une de ses premières publications. Les pièces maîtresses du programme sont les Cento partite sopra passacagli, l’une des dernières pièces publiées de son vivant. Cent variations sur une basse obstinée où Frescobaldi déploie toute son invention. Écriture grave, lente contrastant avec des danses telles que la courante ou la gaillarde, une utilisation de toute l’étendue du clavier, un chromatisme de plus en plus délirant, des dissonances violentes, des modulations qui finnissent de perdre, à dessein, l’auditeur.
Cantilena Anglica Fortunae
Samuel Scheidt et Heinrich Scheidemann semble parler de la foi. Non pas la foi protestante mais bien la foi en un langage de douze sons. En un pouvoir qu’il possèderait de lui-même, comme présent par essence dans sa structure. En la puissance de son système.
La musique pour la musique.
Ni danse ni timbre ni rhétorique, tout ici paraît combinaison, computation. L’émotion est formelle, le sentiment architectural.
Espiègle ou mélancolique, narrative ou contemplative, italienne ou française, la langue demeure intrinsèquement contrapunctique, comme si c’était son seul objet, son expression propre.
Une musique qui parfois dans sa désarmante exhaustivité résonne finalement comme profondément mystique.
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A Keyboard Song
“Comme un madrigal sans parole”. C’est notamment avec ces mots que Girolamo Frescobaldi tente de nous décrire la manière de jouer ses Toccate. Ils illustrent cet appel, cette quasi fascination, depuis peut-être son origine, du clavier pour la voix. Le modèle est la voix. Il ne s’agit pas ici d’une volonté programmatique ou d’un projet narratif, mais bien d’un chant à imiter, son timbre, ses inflexions, son émotion. Avec un instrument.
Cet impossible, cet idéal, cette entreprise paradoxale a convoqué d’autres façons d’aborder le clavier, qu’il s’agisse des “Chansons” publiées par Pierre Attaignant, de la seconda prattica en Italie au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, d’un Elizabeth’s tune de William Byrd, des Chorals luthériens, des Diferencias sobre El Canto del Caballero d’Antonio de Cabezón, etc… Au long de son histoire, le clavier explore sa vocalité, son lyrisme. But chimérique qui demande une orfèvrerie de l’illusion, la maîtrise du subterfuge, l’art de la persuasion. Un instrument qui en voulant en imiter un autre se découvre et se dévoile. Poussé dans ses retranchements, il déploie des trésors d’inventivité, de solutions originales, d’introspection. Un combat perdu d’avance où il rend vainement coup pour coup et se débat avec orgueil. Une plongée dans l’intimité du clavier dont l’étymologie renvoie au mot “clef”. Un “Key-board” dont le monde est rempli de cheville, d’éclisse, de chevalet, de registres, de clef d’accord, de marches et de feintes, de blanc & noir et de noir & blanc, de prolation, de modulation. Toute une herméneutique de l’équation à résoudre, une revendication de la combinatoire. Un instrument enchevêtré à la mathématique musicale, un instrument de puissance conceptuelle au potentiel contrapunctique unique et immense. Qui se rêve à chanter.
Ce programme se propose donc de faire entendre une heure durant ce chant du clavier, mystérieuse alchimie d’une mécanique sonore, à travers différents genres, compositeurs, lieux et époques. Il s’ouvre par un effet de manche cher aux rhéteurs, et que Girolamo Frescobaldi maîtrisait parfaitement dans son art déclamatoire. Il se poursuit avec l’art de la diminution où chaque figure dans son dessin possède sa signification propre mais sert aussi à révéler la polyphonie. Le Choral, cette « prière deux fois dite » nous dit Luther, allie la sensualité du chant à sa dimension métaphysique. Enfin, certaines pièces illustrent une virtuosité tantôt démonstrative, vitesse digitale qui veut compenser l’absence de corde vocale, tantôt discrète, invisible et néanmoins prodigieuse dans sa tentative de faire apparaître devant nous quatre, cinq ou six voix, avec deux mains.